Levinas
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Levinas
Je mets ici l'un des textes les plus connus d'Emmanuel Lévinas, philosophe essentiel du XXe siècle.
Emmanuel Lévinas
Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme (1934)
1934 -ISBN 2-7463-0250-3 (Payot & Rivages 1997) © Éditions Fata Morgana
Ce texte a été réédité en 1997 accompagné d'un essai de Miguel Abensour, Le Mal élémental.
La philosophie d'Hitler est primaire. Mais les puissances primitives qui s'y consument font éclater la phraséologie misérable sous la poussée d'une force élémentaire. Elles éveillent la nostalgie secrète de l'âme allemande. Plus qu'une contagion ou une folie, l'hitlérisme est un réveil des sentiments élémentaires.
Mais dès lors, effroyablement dangereux, il devient philosophiquement intéressant. Car les sentiments élémentaires recèlent une philosophie. Ils expriment l'attitude première d'une âme en face de l'ensemble du réel et de sa propre destinée. Ils prédéterminent ou préfigurent le sens de l'aventure que l'âme courra dans le monde.
La philosophie de l'hitlérisme déborde ainsi la philosophie des hitlériens. Elle met en question les principes mêmes d'une civilisation. Le conflit ne se joue pas seulement entre le libéralisme et l'hitlérisme. Le christianisme lui-même est menacé malgré les ménagements ou Concordats dont profitèrent les Églises chrétiennes à l'avènement du régime.
Mais il ne suffit pas de distinguer, comme certains journalistes, l'universalisme chrétien du particularisme raciste: une contradiction logique ne saurait juger un événement concret. La signification d'une contradiction logique qui oppose deux courants d'idées n'apparaît pleinement que si l'on remonte à leur source, à l'intuition, à la décision originelle qui les rend possibles. C'est dans cet esprit que nous allons exposer ces quelques réflexions.
I
Les libertés politiques n'épuisent pas le contenu de l'esprit de liberté qui, pour la civilisation européenne, signifie une conception de la destinée humaine. Elle est un sentiment de la liberté absolue de l'homme vis-à-vis du monde et des possibilités qui sollicitent son action. L'homme se renouvelle éternellement devant l'Univers. À parler absolument, il n'a pas d'histoire.
Car l'histoire est la limitation la plus profonde, la limitation fondamentale. Le temps, condition de l'existence humaine, est surtout condition de l'irréparable. Le fait accompli, emporté par un présent qui fuit, échappe à jamais à l'emprise de l'homme, mais pèse sur son destin. Derrière la mélancolie de l'éternel écoulement des choses, de l'illusoire présent d'Héraclite, il y a la tragédie de l'inamovibilité d'un passé ineffaçable qui condamne l'initiative à n'être qu'une continuation. La vraie liberté, le vrai commencement exigerait un vrai présent qui, toujours à l'apogée d'une destinée, la recommence éternellement.
Le judaïsme apporte ce message magnifique. Le remords - expression douloureuse de l'impuissance radicale de réparer l'irréparable annonce le repentir générateur du pardon qui répare. L'homme trouve dans le présent de quoi modifier, de quoi effacer le passé. Le temps perd son irréversibilité même. Il s'affaisse énervé aux pieds de l'homme comme une bête blessée. Et il le libère.
Le sentiment cuisant de l'impuissance naturelle de l'homme devant le temps fait tout le tragique de la Moïra grecque, toute l'acuité de l'idée du péché et toute la grandeur de la révolte du Christianisme. Aux Atrides qui se débattent sous l'étreinte d'un passé, étranger et brutal comme une malédiction, le Christianisme oppose un drame mystique. La Croix affranchit; et par l'Eucharistie qui triomphe du temps cet affranchissement est de chaque jour. Le salut que le Christianisme veut apporter vaut par la promesse de recommencer le définitif que l'écoulement des instants accomplit, de dépasser la contradiction absolue d'un passé subordonné au présent, d'un passé toujours en cause, toujours remis en question.
Par là, il proclame la liberté, par là il la rend possible dans toute sa plénitude. Non seulement le choix de la destinée est libre. Le choix accompli ne devient pas une chaîne.
L'homme conserve la possibilité - surnaturelle, certes, mais saisissable, mais concrète - de résilier le contrat par lequel il s'est librement engagé. Il peut recouvrer à chaque instant sa nudité des premiers jours de la création. La reconquête n'est pas facile. Elle peut échouer. Elle n'est pas l'effet du capricieux décret d'une volonté placée dans un monde arbitraire. Mais la profondeur de l'effort exigé ne mesure que la gravité de l'obstacle et souligne l'originalité de l'ordre nouveau promis et réalisé qui triomphe en déchirant les couches profondes de l'existence naturelle.
Cette liberté infinie à l'égard de tout attachement, par laquelle, en somme, aucun attachement n'est définitif, est à la base de la notion chrétienne de l'âme. Tout en demeurant la réalité suprêmement concrète, exprimant le fond dernier de l'individu, elle a l'austère pureté d'un souffle transcendant. À travers les vicissitudes de l'histoire réelle du monde, le pouvoir du renouvellement donne à l'âme comme une nature nouménale, à l'abri des atteintes d'un monde où cependant l'homme concret est installé. Le paradoxe n'est qu'apparent. Le détachement de l'âme n'est pas une abstraction, mais un pouvoir concret et positif de se détacher, de s'abstraire. La dignité égale de toutes les âmes, indépendamment de la condition matérielle ou sociale des personnes, ne découle pas d'une théorie qui affirmerait sous les différences individuelles une analogie de « constitution psychologique ». Elle est due au pouvoir donné à l'âme de se libérer de ce qui a été, de tout ce qui l'a liée, de tout ce qui l'a engagée - pour retrouver sa virginité première.
Si le libéralisme des derniers siècles escamote l'aspect dramatique de cette libération, il en conserve un élément essentiel sous forme de liberté souveraine de la raison. Toute la pensée philosophique et politique des temps modernes tend à placer l'esprit humain sur un plan supérieur au réel, creuse un abîme entre l'homme et le monde. Rendant impossible l'application des catégories du monde physique à la spiritualité de la raison, elle met le fond dernier de l'esprit en dehors du monde brutal et de l'histoire implacable de l'existence concrète. Elle substitue, au monde aveugle du sens commun, le monde reconstruit par la philosophie idéaliste, baigné de raison et soumis à la raison. À la place de la libération par la grâce, il y a l'autonomie, mais le leit-motiv judéo-chrétien de la liberté la pénètre.
Les écrivains français du XVIIIe siècle, précurseurs de l'idéologie démocratique et de la Déclaration des droits de l'homme, ont, malgré leur matérialisme, avoué le sentiment d'une raison exorcisant la matière physique, psychologique et sociale. La lumière de la raison suffit pour chasser les ombres de l'irrationnel. Que reste-t-il du matérialisme quand la matière est toute pénétrée de raison?
L'homme du monde libéraliste ne choisit pas son destin sous le poids d'une Histoire. Il ne connaît pas ses possibilités comme des pouvoirs inquiets qui bouillonnent en lui et qui déjà l'orientent vers une voie déterminée. Elles ne sont pour lui que possibilités logiques s'offrant à une sereine raison qui choisit en gardant éternellement ses distances.
II
Le marxisme, pour la première fois dans l'histoire occidentale, conteste cette conception de l'homme.
L'esprit humain ne lui apparaît plus comme la pure liberté, comme l'âme planant au-dessus de tout attachement; il n'est plus la pure raison faisant partie d'un règne des fins. Il est en proie aux besoins matériels. Mais à la merci d'une matière et d'une société qui n'obéissent plus à la baguette magique de la raison, son existence concrète et asservie a plus d'importance, plus de poids que l'impuissante raison. La lutte qui préexiste à l'intelligence lui impose des décisions qu'elle n'avait pas prises. « L'être détermine la conscience. » La science, la morale, l'esthétique ne sont pas morale, science et esthétique en soi, mais traduisent à tout instant l'opposition fondamentale des civilisations bourgeoise et prolétarienne.
L'esprit de la conception traditionnelle perd ce pouvoir de dénouer tous les liens dont il a toujours été si fier. Il se heurte à des montagnes que, par elle-même, aucune foi ne saurait ébranler. La liberté absolue, celle qui accomplit les miracles, se trouve bannie, pour la première fois, de la constitution de l'esprit. Par là, le marxisme ne s'oppose pas seulement au Christianisme, mais à tout le libéralisme idéaliste pour qui « l'être ne détermine pas la conscience », mais la conscience ou la raison détermine l'être.
Par là, le marxisme prend le contre-pied de la culture européenne ou, du moins, brise la courbe harmonieuse de son développement.
Emmanuel Lévinas
Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme (1934)
1934 -ISBN 2-7463-0250-3 (Payot & Rivages 1997) © Éditions Fata Morgana
Ce texte a été réédité en 1997 accompagné d'un essai de Miguel Abensour, Le Mal élémental.
La philosophie d'Hitler est primaire. Mais les puissances primitives qui s'y consument font éclater la phraséologie misérable sous la poussée d'une force élémentaire. Elles éveillent la nostalgie secrète de l'âme allemande. Plus qu'une contagion ou une folie, l'hitlérisme est un réveil des sentiments élémentaires.
Mais dès lors, effroyablement dangereux, il devient philosophiquement intéressant. Car les sentiments élémentaires recèlent une philosophie. Ils expriment l'attitude première d'une âme en face de l'ensemble du réel et de sa propre destinée. Ils prédéterminent ou préfigurent le sens de l'aventure que l'âme courra dans le monde.
La philosophie de l'hitlérisme déborde ainsi la philosophie des hitlériens. Elle met en question les principes mêmes d'une civilisation. Le conflit ne se joue pas seulement entre le libéralisme et l'hitlérisme. Le christianisme lui-même est menacé malgré les ménagements ou Concordats dont profitèrent les Églises chrétiennes à l'avènement du régime.
Mais il ne suffit pas de distinguer, comme certains journalistes, l'universalisme chrétien du particularisme raciste: une contradiction logique ne saurait juger un événement concret. La signification d'une contradiction logique qui oppose deux courants d'idées n'apparaît pleinement que si l'on remonte à leur source, à l'intuition, à la décision originelle qui les rend possibles. C'est dans cet esprit que nous allons exposer ces quelques réflexions.
I
Les libertés politiques n'épuisent pas le contenu de l'esprit de liberté qui, pour la civilisation européenne, signifie une conception de la destinée humaine. Elle est un sentiment de la liberté absolue de l'homme vis-à-vis du monde et des possibilités qui sollicitent son action. L'homme se renouvelle éternellement devant l'Univers. À parler absolument, il n'a pas d'histoire.
Car l'histoire est la limitation la plus profonde, la limitation fondamentale. Le temps, condition de l'existence humaine, est surtout condition de l'irréparable. Le fait accompli, emporté par un présent qui fuit, échappe à jamais à l'emprise de l'homme, mais pèse sur son destin. Derrière la mélancolie de l'éternel écoulement des choses, de l'illusoire présent d'Héraclite, il y a la tragédie de l'inamovibilité d'un passé ineffaçable qui condamne l'initiative à n'être qu'une continuation. La vraie liberté, le vrai commencement exigerait un vrai présent qui, toujours à l'apogée d'une destinée, la recommence éternellement.
Le judaïsme apporte ce message magnifique. Le remords - expression douloureuse de l'impuissance radicale de réparer l'irréparable annonce le repentir générateur du pardon qui répare. L'homme trouve dans le présent de quoi modifier, de quoi effacer le passé. Le temps perd son irréversibilité même. Il s'affaisse énervé aux pieds de l'homme comme une bête blessée. Et il le libère.
Le sentiment cuisant de l'impuissance naturelle de l'homme devant le temps fait tout le tragique de la Moïra grecque, toute l'acuité de l'idée du péché et toute la grandeur de la révolte du Christianisme. Aux Atrides qui se débattent sous l'étreinte d'un passé, étranger et brutal comme une malédiction, le Christianisme oppose un drame mystique. La Croix affranchit; et par l'Eucharistie qui triomphe du temps cet affranchissement est de chaque jour. Le salut que le Christianisme veut apporter vaut par la promesse de recommencer le définitif que l'écoulement des instants accomplit, de dépasser la contradiction absolue d'un passé subordonné au présent, d'un passé toujours en cause, toujours remis en question.
Par là, il proclame la liberté, par là il la rend possible dans toute sa plénitude. Non seulement le choix de la destinée est libre. Le choix accompli ne devient pas une chaîne.
L'homme conserve la possibilité - surnaturelle, certes, mais saisissable, mais concrète - de résilier le contrat par lequel il s'est librement engagé. Il peut recouvrer à chaque instant sa nudité des premiers jours de la création. La reconquête n'est pas facile. Elle peut échouer. Elle n'est pas l'effet du capricieux décret d'une volonté placée dans un monde arbitraire. Mais la profondeur de l'effort exigé ne mesure que la gravité de l'obstacle et souligne l'originalité de l'ordre nouveau promis et réalisé qui triomphe en déchirant les couches profondes de l'existence naturelle.
Cette liberté infinie à l'égard de tout attachement, par laquelle, en somme, aucun attachement n'est définitif, est à la base de la notion chrétienne de l'âme. Tout en demeurant la réalité suprêmement concrète, exprimant le fond dernier de l'individu, elle a l'austère pureté d'un souffle transcendant. À travers les vicissitudes de l'histoire réelle du monde, le pouvoir du renouvellement donne à l'âme comme une nature nouménale, à l'abri des atteintes d'un monde où cependant l'homme concret est installé. Le paradoxe n'est qu'apparent. Le détachement de l'âme n'est pas une abstraction, mais un pouvoir concret et positif de se détacher, de s'abstraire. La dignité égale de toutes les âmes, indépendamment de la condition matérielle ou sociale des personnes, ne découle pas d'une théorie qui affirmerait sous les différences individuelles une analogie de « constitution psychologique ». Elle est due au pouvoir donné à l'âme de se libérer de ce qui a été, de tout ce qui l'a liée, de tout ce qui l'a engagée - pour retrouver sa virginité première.
Si le libéralisme des derniers siècles escamote l'aspect dramatique de cette libération, il en conserve un élément essentiel sous forme de liberté souveraine de la raison. Toute la pensée philosophique et politique des temps modernes tend à placer l'esprit humain sur un plan supérieur au réel, creuse un abîme entre l'homme et le monde. Rendant impossible l'application des catégories du monde physique à la spiritualité de la raison, elle met le fond dernier de l'esprit en dehors du monde brutal et de l'histoire implacable de l'existence concrète. Elle substitue, au monde aveugle du sens commun, le monde reconstruit par la philosophie idéaliste, baigné de raison et soumis à la raison. À la place de la libération par la grâce, il y a l'autonomie, mais le leit-motiv judéo-chrétien de la liberté la pénètre.
Les écrivains français du XVIIIe siècle, précurseurs de l'idéologie démocratique et de la Déclaration des droits de l'homme, ont, malgré leur matérialisme, avoué le sentiment d'une raison exorcisant la matière physique, psychologique et sociale. La lumière de la raison suffit pour chasser les ombres de l'irrationnel. Que reste-t-il du matérialisme quand la matière est toute pénétrée de raison?
L'homme du monde libéraliste ne choisit pas son destin sous le poids d'une Histoire. Il ne connaît pas ses possibilités comme des pouvoirs inquiets qui bouillonnent en lui et qui déjà l'orientent vers une voie déterminée. Elles ne sont pour lui que possibilités logiques s'offrant à une sereine raison qui choisit en gardant éternellement ses distances.
II
Le marxisme, pour la première fois dans l'histoire occidentale, conteste cette conception de l'homme.
L'esprit humain ne lui apparaît plus comme la pure liberté, comme l'âme planant au-dessus de tout attachement; il n'est plus la pure raison faisant partie d'un règne des fins. Il est en proie aux besoins matériels. Mais à la merci d'une matière et d'une société qui n'obéissent plus à la baguette magique de la raison, son existence concrète et asservie a plus d'importance, plus de poids que l'impuissante raison. La lutte qui préexiste à l'intelligence lui impose des décisions qu'elle n'avait pas prises. « L'être détermine la conscience. » La science, la morale, l'esthétique ne sont pas morale, science et esthétique en soi, mais traduisent à tout instant l'opposition fondamentale des civilisations bourgeoise et prolétarienne.
L'esprit de la conception traditionnelle perd ce pouvoir de dénouer tous les liens dont il a toujours été si fier. Il se heurte à des montagnes que, par elle-même, aucune foi ne saurait ébranler. La liberté absolue, celle qui accomplit les miracles, se trouve bannie, pour la première fois, de la constitution de l'esprit. Par là, le marxisme ne s'oppose pas seulement au Christianisme, mais à tout le libéralisme idéaliste pour qui « l'être ne détermine pas la conscience », mais la conscience ou la raison détermine l'être.
Par là, le marxisme prend le contre-pied de la culture européenne ou, du moins, brise la courbe harmonieuse de son développement.
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Re: Levinas
III
Toutefois cette rupture avec le libéralisme n'est pas définitive. Le marxisme a conscience de continuer, dans un certain sens, les traditions de 1789 et le jacobinisme semble inspirer dans une large mesure les révolutionnaires marxistes. Mais, surtout, si l'intuition fondamentale du marxisme consiste à apercevoir l'esprit dans un rapport inévitable à une situation déterminée, cet enchaînement n'a rien de radical. La conscience individuelle déterminée par l'être n'est pas assez impuissante pour ne pas conserver - en principe du moins - le pouvoir de secouer l'envoûtement social qui apparaît dès lors comme étranger à son essence. Prendre conscience de sa situation sociale, c'est pour Marx lui-même s'affranchir du fatalisme qu'elle comporte.
Une conception véritablement opposée à la notion européenne de l'homme ne serait possible que si la situation à laquelle il est rivé ne s'ajoutait pas à lui, mais faisait le fond même de son être. Exigence paradoxale que l'expérience de notre corps semble réaliser.
Qu'est-ce selon l'interprétation traditionnelle que d'avoir un corps? C'est le supporter comme un objet du monde extérieur. Il pèse à Socrate comme les chaînes dont le philosophe est chargé dans la prison d'Athènes; il l'enferme comme le tombeau même qui l'attend. Le corps c'est l'obstacle. Il brise l'élan libre de l'esprit, il le ramène aux conditions terrestres, mais, comme un obstacle, il est à surmonter.
C'est le sentiment de l'éternelle étrangeté du corps par rapport à nous qui a nourri le Christianisme aussi bien que le libéralisme moderne. C'est lui qui a persisté à travers toutes les variations de l'éthique et malgré le déclin subi par l'idéal ascétique depuis la Renaissance. Si les matérialistes confondaient le moi avec le corps, c'était au prix d'une négation pure et simple de l'esprit. Ils plaçaient le corps dans la nature, ils ne lui accordaient pas de rang exceptionnel dans l'Univers.
Or le corps n'est pas seulement l'éternel étranger. L'interprétation classique relègue à un niveau inférieur et considère comme une étape à franchir, un sentiment d'identité entre notre corps et nous-mêmes que certaines circonstances rendent particulièrement aigu. Le corps ne nous est pas seulement plus proche que le reste du monde et plus familier, il ne commande pas seulement notre vie psychologique, notre humeur et notre activité. Au-delà de ces constatations banales, il y a le sentiment d'identité. Ne nous affirmons-nous pas dans cette chaleur unique de notre corps bien avant l'épanouissement du Moi qui prétendra s'en distinguer? Ne résistent-ils pas à toute épreuve, ces liens que, bien avant l'éclosion de l'intelligence, le sang établit? Dans une dangereuse entreprise sportive, dans un exercice risqué où les gestes atteignent une perfection presque abstraite sous le souffle de la mort, tout dualisme entre le moi et le corps doit disparaître. Et dans l'impasse de la douleur physique, le malade n'éprouve-t-il pas la simplicité indivisible de son être quand il se retourne sur son lit de souffrance pour trouver la position de paix?
Dira-t-on que l'analyse révèle dans la douleur l'opposition de l'esprit à cette douleur, une révolte, un refus d'y demeurer et par conséquent une tentative de la dépasser - mais cette tentative n'est-elle pas caractérisée comme d'ores et déjà désespérée? L'esprit révolté ne reste-t-il pas enfermé dans la douleur, inéluctablement? Et n'est-ce pas ce désespoir qui constitue le fond même de la douleur?
À côté de l'interprétation donnée par la pensée traditionnelle de l'Occident de ces faits qu'elle appelle bruts et grossiers et qu'elle sait réduire, il peut subsister le sentiment de leur originalité irréductible et le désir d'en maintenir la pureté. Il y aurait dans la douleur physique une position absolue.
Le corps n'est pas seulement un accident malheureux ou heureux nous mettant en rapport avec le monde implacable de la matière - son adhérence au Moi vaut par elle-même. C'est une adhérence à laquelle on n'échappe pas et qu'aucune métaphore ne saurait faire confondre avec la présence d'un objet extérieur; c'est une union dont rien ne saurait altérer le goût tragique du définitif.
Ce sentiment d'identité entre le moi et le corps - qui, bien entendu, n'a rien de commun avec le matérialisme populaire - ne permettra donc jamais à ceux qui voudront en partir de retrouver au fond de cette unité la dualité d'un esprit libre se débattant contre le corps auquel il aurait été enchaîné. Pour eux, c'est, au contraire, dans cet enchaînement au corps que consiste toute l'essence de l'esprit. Le séparer des formes concrètes où il s'est d'ores et déjà engagé, c'est trahir l'originalité du sentiment même dont il convient de partir.
L'importance attribuée à ce sentiment du corps, dont l'esprit occidental n'a jamais voulu se contenter, est à la base d'une nouvelle conception de l'homme. Le biologique avec tout ce qu'il comporte de fatalité devient plus qu'un objet de la vie spirituelle, il en devient le coeur. Les mystérieuses voix du sang, les appels de l'hérédité et du passé auxquels le corps sert d'énigmatique véhicule perdent leur nature de problèmes soumis à la solution d'un Moi souverainement libre. Le Moi n'apporte pour les résoudre que les inconnues mêmes de ces problèmes. Il en est constitué. L'essence de l'homme n'est plus dans la liberté, mais dans une espèce d'enchaînement. Être véritablement soi-même, ce n'est pas reprendre son vol au-dessus des contingences, toujours étrangères à la liberté du Moi; c'est au contraire prendre conscience de l'enchaînement originel inéluctable, unique à notre corps; c'est surtout accepter cet enchaînement.
Dès lors, toute structure sociale qui annonce un affranchissement à l'égard du corps et qui ne l'engage pas devient suspecte comme un reniement, comme une trahison. Les formes de la société moderne fondée sur l'accord des volontés libres n'apparaîtront pas seulement fragiles et inconsistantes, mais fausses et mensongères. L'assimilation des esprits perd la grandeur du triomphe de l'esprit sur le corps. Elle devient oeuvre des faussaires. Une société à base consanguine découle immédiatement de cette concrétisation de l'esprit. Et alors, si la race n'existe pas, il faut l'inventer!
Cet idéal de l'homme et de la société s'accompagne d'un nouvel idéal de pensée et de vérité.
Ce qui caractérise la structure de la pensée et de la vérité dans le monde occidental - nous l'avons souligné - c'est la distance qui sépare initialement l'homme et le monde d'idées où il choisira sa vérité. Il est libre et seul devant ce monde. Il est libre au point de pouvoir ne pas franchir cette distance, de ne pas effectuer le choix. Le scepticisme est une possibilité fondamentale de l'esprit occidental. Mais une fois la distance franchie et la vérité saisie, l'homme n'en réserve pas moins sa liberté. L'homme peut se ressaisir et revenir sur son choix. Dans l'affirmation couve déjà la négation future. Cette liberté constitue toute la dignité de la pensée, mais elle en recèle aussi le danger. Dans l'intervalle qui sépare l'homme et l'idée se glisse le mensonge.
La pensée devient jeu. L'homme se complaît dans sa liberté et ne se compromet définitivement avec aucune vérité. Il transforme son pouvoir de douter en un manque de conviction. Ne pas s'enchaîner à une vérité devient pour lui ne pas engager sa personne dans la création des valeurs spirituelles. La sincérité devenue impossible met fin à tout héroïsme. La civilisation est envahie par tout ce qui n'est pas authentique, par le succédané mis au service des intérêts et de la mode.
C'est à une société qui perd le contact vivant de son vrai idéal de liberté pour en accepter les formes dégénérées et qui, ne voyant pas ce que cet idéal exige d'effort, se réjouit surtout de ce qu'il apporte de commodité - c'est à une société dans un tel état que l'idéal germanique de l'homme apparaît comme une promesse de sincérité et d'authenticité. L'homme ne se trouve plus devant un monde d'idées où il peut choisir par une décision souveraine de sa libre raison sa vérité à lui - il est d'ores et déjà lié avec certaines d'entre elles, comme il est lié de par sa naissance avec tous ceux qui sont de son sang. Il ne peut plus jouer avec l'idée, car sortie de son être concret, ancrée dans sa chair et dans son sang, elle en conserve le sérieux.
Enchaîné à son corps, l'homme se voit refuser le pouvoir d'échapper à soi-même. La vérité n'est plus pour lui la contemplation d'un spectacle étranger - elle consiste dans un drame dont l'homme est lui-même l'acteur. C'est sous le poids de toute son existence - qui comporte des données sur lesquelles il n'y a plus à revenir - que l'homme dira son oui ou son non.
Mais à quoi oblige cette sincérité? Toute assimilation rationnelle ou communion mystique entre esprits qui ne s'appuie pas sur une communauté de sang est suspecte. Et toutefois le nouveau type de vérité ne saurait renoncer à la nature formelle de la vérité et cesser d'être universel. La vérité a beau être ma vérité au plus fort sens de ce possessif - elle doit tendre à la création d'un monde nouveau. Zarathoustra ne se contente pas de sa transfiguration, il descend de sa montagne et apporte un évangile. Comment l'universalité est-elle compatible avec le racisme? Il y aura là - et c'est dans la logique de l'inspiration première du racisme - une modification fondamentale de l'idée même de l'universalité. Elle doit faire place à l'idée d'expansion, car l'expansion d'une force présente une tout autre structure que la propagation d'une idée.
L'idée qui se propage, se détache essentiellement de son point de départ. Elle devient, malgré l'accent unique que lui communique son créateur, du patrimoine commun. Elle est foncièrement anonyme. Celui qui l'accepte devient son maître comme celui qui la propose. La propagation d'une idée crée ainsi une communauté de « maîtres » - c'est un processus d'égalisation. Convertir ou persuader, c'est se créer des pairs. L'universalité d'un ordre dans la société occidentale reflète toujours cette universalité de la vérité.
Mais la force est caractérisée par un autre type de propagation. Celui qui l'exerce ne s'en départ pas. La force ne se perd pas parmi ceux qui la subissent. Elle est attachée à la personnalité ou à la société qui l'exerce, elle les élargit en leur subordonnant le reste. Ici l'ordre universel ne s'établit pas comme corollaire d'expansion idéologique - il est cette expansion même qui constitue l'unité d'un monde de maîtres et d'esclaves. La volonté de puissance de Nietzsche que l'Allemagne moderne retrouve et glorifie n'est pas seulement un nouvel idéal, c'est un idéal qui apporte en même temps sa forme propre d'universalisation: la guerre, la conquête.
Mais nous rejoignons ici des vérités bien connues. Nous avons essayé de les rattacher à un principe fondamental. Peut-être avons-nous réussi à montrer que le racisme ne s'oppose pas seulement à tel ou tel point particulier de la culture chrétienne et libérale. Ce n'est pas tel ou tel dogme de démocratie, de parlementarisme, de régime dictatorial ou de politique religieuse qui est en cause. C'est l'humanité même de l'homme.
Emmanuel Levinas
Post-scriptum [1]
Cet article a paru dans Esprit, revue du catholicisme progressiste d'avant-garde, en 1934, presque au lendemain de l'arrivée de Hitler au pouvoir.
L'article procède d'une conviction que la source de la barbarie sanglante du national-socialisme n'est pas dans une quelconque anomalie contingente du raisonnement humain, ni dans quelque malentendu idéologique accidentel. Il y a dans cet article la conviction que cette source tient à une possibilité essentielle du Mal élémental où bonne logique peut mener et contre laquelle la philosophie occidentale ne s'était pas assez assurée. Possibilité qui s'inscrit dans l'ontologie de l'Être, soucieux d'être - de l'Être « dem es in seinem Sein um dieses Sein selbst geht », selon l'expression heideggerienne. Possibilité qui menace encore le sujet corrélatif de « l'Être-à-rassembler » et « à-dominer », ce fameux sujet de l'idéalisme transcendantal qui, avant tout, se veut et se croit libre. On doit se demander si le libéralisme suffit à la dignité authentique du sujet humain. Le sujet atteint-il la condition humaine avant d'assumer la responsabilité pour l'autre homme dans l'élection qui l'élève à ce degré? Élection venant d'un dieu - ou de Dieu - qui le regarde dans le visage de l'autre homme, son prochain, lieu originel de la Révélation.
Emmanuel Levinas
Notes
[1] Texte ajouté comme Prefatory Note à l'occasion de la traduction américaine de « Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme » parue dans « Critical Inquiry », automne 1990, vol. 17, n. 1, p. 63-71.
Toutefois cette rupture avec le libéralisme n'est pas définitive. Le marxisme a conscience de continuer, dans un certain sens, les traditions de 1789 et le jacobinisme semble inspirer dans une large mesure les révolutionnaires marxistes. Mais, surtout, si l'intuition fondamentale du marxisme consiste à apercevoir l'esprit dans un rapport inévitable à une situation déterminée, cet enchaînement n'a rien de radical. La conscience individuelle déterminée par l'être n'est pas assez impuissante pour ne pas conserver - en principe du moins - le pouvoir de secouer l'envoûtement social qui apparaît dès lors comme étranger à son essence. Prendre conscience de sa situation sociale, c'est pour Marx lui-même s'affranchir du fatalisme qu'elle comporte.
Une conception véritablement opposée à la notion européenne de l'homme ne serait possible que si la situation à laquelle il est rivé ne s'ajoutait pas à lui, mais faisait le fond même de son être. Exigence paradoxale que l'expérience de notre corps semble réaliser.
Qu'est-ce selon l'interprétation traditionnelle que d'avoir un corps? C'est le supporter comme un objet du monde extérieur. Il pèse à Socrate comme les chaînes dont le philosophe est chargé dans la prison d'Athènes; il l'enferme comme le tombeau même qui l'attend. Le corps c'est l'obstacle. Il brise l'élan libre de l'esprit, il le ramène aux conditions terrestres, mais, comme un obstacle, il est à surmonter.
C'est le sentiment de l'éternelle étrangeté du corps par rapport à nous qui a nourri le Christianisme aussi bien que le libéralisme moderne. C'est lui qui a persisté à travers toutes les variations de l'éthique et malgré le déclin subi par l'idéal ascétique depuis la Renaissance. Si les matérialistes confondaient le moi avec le corps, c'était au prix d'une négation pure et simple de l'esprit. Ils plaçaient le corps dans la nature, ils ne lui accordaient pas de rang exceptionnel dans l'Univers.
Or le corps n'est pas seulement l'éternel étranger. L'interprétation classique relègue à un niveau inférieur et considère comme une étape à franchir, un sentiment d'identité entre notre corps et nous-mêmes que certaines circonstances rendent particulièrement aigu. Le corps ne nous est pas seulement plus proche que le reste du monde et plus familier, il ne commande pas seulement notre vie psychologique, notre humeur et notre activité. Au-delà de ces constatations banales, il y a le sentiment d'identité. Ne nous affirmons-nous pas dans cette chaleur unique de notre corps bien avant l'épanouissement du Moi qui prétendra s'en distinguer? Ne résistent-ils pas à toute épreuve, ces liens que, bien avant l'éclosion de l'intelligence, le sang établit? Dans une dangereuse entreprise sportive, dans un exercice risqué où les gestes atteignent une perfection presque abstraite sous le souffle de la mort, tout dualisme entre le moi et le corps doit disparaître. Et dans l'impasse de la douleur physique, le malade n'éprouve-t-il pas la simplicité indivisible de son être quand il se retourne sur son lit de souffrance pour trouver la position de paix?
Dira-t-on que l'analyse révèle dans la douleur l'opposition de l'esprit à cette douleur, une révolte, un refus d'y demeurer et par conséquent une tentative de la dépasser - mais cette tentative n'est-elle pas caractérisée comme d'ores et déjà désespérée? L'esprit révolté ne reste-t-il pas enfermé dans la douleur, inéluctablement? Et n'est-ce pas ce désespoir qui constitue le fond même de la douleur?
À côté de l'interprétation donnée par la pensée traditionnelle de l'Occident de ces faits qu'elle appelle bruts et grossiers et qu'elle sait réduire, il peut subsister le sentiment de leur originalité irréductible et le désir d'en maintenir la pureté. Il y aurait dans la douleur physique une position absolue.
Le corps n'est pas seulement un accident malheureux ou heureux nous mettant en rapport avec le monde implacable de la matière - son adhérence au Moi vaut par elle-même. C'est une adhérence à laquelle on n'échappe pas et qu'aucune métaphore ne saurait faire confondre avec la présence d'un objet extérieur; c'est une union dont rien ne saurait altérer le goût tragique du définitif.
Ce sentiment d'identité entre le moi et le corps - qui, bien entendu, n'a rien de commun avec le matérialisme populaire - ne permettra donc jamais à ceux qui voudront en partir de retrouver au fond de cette unité la dualité d'un esprit libre se débattant contre le corps auquel il aurait été enchaîné. Pour eux, c'est, au contraire, dans cet enchaînement au corps que consiste toute l'essence de l'esprit. Le séparer des formes concrètes où il s'est d'ores et déjà engagé, c'est trahir l'originalité du sentiment même dont il convient de partir.
L'importance attribuée à ce sentiment du corps, dont l'esprit occidental n'a jamais voulu se contenter, est à la base d'une nouvelle conception de l'homme. Le biologique avec tout ce qu'il comporte de fatalité devient plus qu'un objet de la vie spirituelle, il en devient le coeur. Les mystérieuses voix du sang, les appels de l'hérédité et du passé auxquels le corps sert d'énigmatique véhicule perdent leur nature de problèmes soumis à la solution d'un Moi souverainement libre. Le Moi n'apporte pour les résoudre que les inconnues mêmes de ces problèmes. Il en est constitué. L'essence de l'homme n'est plus dans la liberté, mais dans une espèce d'enchaînement. Être véritablement soi-même, ce n'est pas reprendre son vol au-dessus des contingences, toujours étrangères à la liberté du Moi; c'est au contraire prendre conscience de l'enchaînement originel inéluctable, unique à notre corps; c'est surtout accepter cet enchaînement.
Dès lors, toute structure sociale qui annonce un affranchissement à l'égard du corps et qui ne l'engage pas devient suspecte comme un reniement, comme une trahison. Les formes de la société moderne fondée sur l'accord des volontés libres n'apparaîtront pas seulement fragiles et inconsistantes, mais fausses et mensongères. L'assimilation des esprits perd la grandeur du triomphe de l'esprit sur le corps. Elle devient oeuvre des faussaires. Une société à base consanguine découle immédiatement de cette concrétisation de l'esprit. Et alors, si la race n'existe pas, il faut l'inventer!
Cet idéal de l'homme et de la société s'accompagne d'un nouvel idéal de pensée et de vérité.
Ce qui caractérise la structure de la pensée et de la vérité dans le monde occidental - nous l'avons souligné - c'est la distance qui sépare initialement l'homme et le monde d'idées où il choisira sa vérité. Il est libre et seul devant ce monde. Il est libre au point de pouvoir ne pas franchir cette distance, de ne pas effectuer le choix. Le scepticisme est une possibilité fondamentale de l'esprit occidental. Mais une fois la distance franchie et la vérité saisie, l'homme n'en réserve pas moins sa liberté. L'homme peut se ressaisir et revenir sur son choix. Dans l'affirmation couve déjà la négation future. Cette liberté constitue toute la dignité de la pensée, mais elle en recèle aussi le danger. Dans l'intervalle qui sépare l'homme et l'idée se glisse le mensonge.
La pensée devient jeu. L'homme se complaît dans sa liberté et ne se compromet définitivement avec aucune vérité. Il transforme son pouvoir de douter en un manque de conviction. Ne pas s'enchaîner à une vérité devient pour lui ne pas engager sa personne dans la création des valeurs spirituelles. La sincérité devenue impossible met fin à tout héroïsme. La civilisation est envahie par tout ce qui n'est pas authentique, par le succédané mis au service des intérêts et de la mode.
C'est à une société qui perd le contact vivant de son vrai idéal de liberté pour en accepter les formes dégénérées et qui, ne voyant pas ce que cet idéal exige d'effort, se réjouit surtout de ce qu'il apporte de commodité - c'est à une société dans un tel état que l'idéal germanique de l'homme apparaît comme une promesse de sincérité et d'authenticité. L'homme ne se trouve plus devant un monde d'idées où il peut choisir par une décision souveraine de sa libre raison sa vérité à lui - il est d'ores et déjà lié avec certaines d'entre elles, comme il est lié de par sa naissance avec tous ceux qui sont de son sang. Il ne peut plus jouer avec l'idée, car sortie de son être concret, ancrée dans sa chair et dans son sang, elle en conserve le sérieux.
Enchaîné à son corps, l'homme se voit refuser le pouvoir d'échapper à soi-même. La vérité n'est plus pour lui la contemplation d'un spectacle étranger - elle consiste dans un drame dont l'homme est lui-même l'acteur. C'est sous le poids de toute son existence - qui comporte des données sur lesquelles il n'y a plus à revenir - que l'homme dira son oui ou son non.
Mais à quoi oblige cette sincérité? Toute assimilation rationnelle ou communion mystique entre esprits qui ne s'appuie pas sur une communauté de sang est suspecte. Et toutefois le nouveau type de vérité ne saurait renoncer à la nature formelle de la vérité et cesser d'être universel. La vérité a beau être ma vérité au plus fort sens de ce possessif - elle doit tendre à la création d'un monde nouveau. Zarathoustra ne se contente pas de sa transfiguration, il descend de sa montagne et apporte un évangile. Comment l'universalité est-elle compatible avec le racisme? Il y aura là - et c'est dans la logique de l'inspiration première du racisme - une modification fondamentale de l'idée même de l'universalité. Elle doit faire place à l'idée d'expansion, car l'expansion d'une force présente une tout autre structure que la propagation d'une idée.
L'idée qui se propage, se détache essentiellement de son point de départ. Elle devient, malgré l'accent unique que lui communique son créateur, du patrimoine commun. Elle est foncièrement anonyme. Celui qui l'accepte devient son maître comme celui qui la propose. La propagation d'une idée crée ainsi une communauté de « maîtres » - c'est un processus d'égalisation. Convertir ou persuader, c'est se créer des pairs. L'universalité d'un ordre dans la société occidentale reflète toujours cette universalité de la vérité.
Mais la force est caractérisée par un autre type de propagation. Celui qui l'exerce ne s'en départ pas. La force ne se perd pas parmi ceux qui la subissent. Elle est attachée à la personnalité ou à la société qui l'exerce, elle les élargit en leur subordonnant le reste. Ici l'ordre universel ne s'établit pas comme corollaire d'expansion idéologique - il est cette expansion même qui constitue l'unité d'un monde de maîtres et d'esclaves. La volonté de puissance de Nietzsche que l'Allemagne moderne retrouve et glorifie n'est pas seulement un nouvel idéal, c'est un idéal qui apporte en même temps sa forme propre d'universalisation: la guerre, la conquête.
Mais nous rejoignons ici des vérités bien connues. Nous avons essayé de les rattacher à un principe fondamental. Peut-être avons-nous réussi à montrer que le racisme ne s'oppose pas seulement à tel ou tel point particulier de la culture chrétienne et libérale. Ce n'est pas tel ou tel dogme de démocratie, de parlementarisme, de régime dictatorial ou de politique religieuse qui est en cause. C'est l'humanité même de l'homme.
Emmanuel Levinas
Post-scriptum [1]
Cet article a paru dans Esprit, revue du catholicisme progressiste d'avant-garde, en 1934, presque au lendemain de l'arrivée de Hitler au pouvoir.
L'article procède d'une conviction que la source de la barbarie sanglante du national-socialisme n'est pas dans une quelconque anomalie contingente du raisonnement humain, ni dans quelque malentendu idéologique accidentel. Il y a dans cet article la conviction que cette source tient à une possibilité essentielle du Mal élémental où bonne logique peut mener et contre laquelle la philosophie occidentale ne s'était pas assez assurée. Possibilité qui s'inscrit dans l'ontologie de l'Être, soucieux d'être - de l'Être « dem es in seinem Sein um dieses Sein selbst geht », selon l'expression heideggerienne. Possibilité qui menace encore le sujet corrélatif de « l'Être-à-rassembler » et « à-dominer », ce fameux sujet de l'idéalisme transcendantal qui, avant tout, se veut et se croit libre. On doit se demander si le libéralisme suffit à la dignité authentique du sujet humain. Le sujet atteint-il la condition humaine avant d'assumer la responsabilité pour l'autre homme dans l'élection qui l'élève à ce degré? Élection venant d'un dieu - ou de Dieu - qui le regarde dans le visage de l'autre homme, son prochain, lieu originel de la Révélation.
Emmanuel Levinas
Notes
[1] Texte ajouté comme Prefatory Note à l'occasion de la traduction américaine de « Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme » parue dans « Critical Inquiry », automne 1990, vol. 17, n. 1, p. 63-71.
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